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et malgré son inexpérience, elle avait eu vite fait de conquérir définitivement son poste. Bien que le service du restaurant, très couru, fût dur, que la fatigue physique lui cernât parfois les yeux d’un trait bleu, que l’air épais de ce local toujours plein de monde lui parût par moments irrespirable, elle trouvait, dans certains regards admiratifs et dans la jalousie mal déguisée de ses compagnes, une compensation amplement suffisante à pallier les inconvénients de la servitude. Il lui arrivait rarement de penser à sa première étape d’existence, non que celle-ci fût absolument effacée de sa mémoire, mais parce qu’elle éprouvait, en y songeant, un sourd malaise, et comme une obscure curiosité pénible. Un remords ? Non. Elle n’avait jamais interrogé suffisamment sa conscience pour lui laisser le temps de formuler un remords. À qui faisait-elle du mal en suivant honnêtement ses goûts, qui n’étaient pas tournés vers le travail de la terre ni vers les soucis de la maternité ? Avait-elle abandonné son enfant sans protection ou son mari sans consolation ? S’était-elle permis un pas ailleurs que dans le chemin de la plus stricte vertu ? Un remords, en vérité, mais de quoi ?

C’est ainsi qu’elle avait repoussé, les premiers temps, la pensée importune de la petite fille et du foyer désert. Peu à peu ce pâle souci s’était noyé dans des intérêts nouveaux, si différents des anciens qu’ils semblaient lui créer une existence entièrement détachée de celle du passé.