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vivre à paris

bles liens. Chez ce campagnard de vieille race l’idée de la famille, le respect d’une tradition de devoirs, clairs et précis, où la conscience n’avait pas à intervenir tant il semblait impossible d’hésiter, ce legs du passé accepté simplement comme une nécessité indiscutable occupait une place si inattaquable que, depuis la naissance de son enfant, il n’avait plus un seul instant songé à la fantaisie ridicule de Micheline de vendre la terre et d’aller s’installer à Paris.

Elle y songeait donc encore à cette folie, mais non, c’était à autre chose qu’elle songeait à présent. Elle songeait à aller mener, dans cette ville maudite, une vie d’indépendance. Elle songeait non seulement à le quitter lui, — cela ce n’était rien, il savait bien qu’elle ne l’avait jamais aimé, — mais, sans un sursaut d’émotion, elle songeait à quitter la petite fille dans son berceau, car c’était bien cela que signifiaient ces paroles : « Je saurai assez me tirer d’affaire seule là-bas. » C’était si monstrueux, qu’il restait sans voix, bouche close.

Il lâcha enfin le poignet de Micheline, qu’il avait tordu jusque-là dans ses doigts durs d’homme en colère, et, se laissant tomber sur une chaise à côté du berceau où l’enfant commençait à geindre à travers ses gencives violettes, il se prit la tête entre les mains et balbutia :

— Mon Dieu, mon Dieu… après douze mois en arriver là !

Et machinalement, pour faire taire la petite qui