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les ignorés

De sa voix enrouée, creuse, au son déjà un peu lointain, l’enfant répéta :

— Je m’appelle Paul.

Et son regard ardent, noir, très ouvert resta attaché sur la figure sombre et barbue.

Cette fois, à travers la lassitude de la nuit et de cette autre lassitude, bien plus accaparante qui, à force d’accoutumance, avait presque paralysé sa sensibilité, l’oreille absente du docteur saisit distinctement les trois mots ; il vit devant lui la chétive petite figure flétrie, avec l’impitoyable stigmate imprimé sur le front enfantin. Sa mine froncée se détendit légèrement.

— Ah ! dit-il, tu t’appelles Paul, toi.

Et après une seconde de distraction, il ajouta :

— Moi aussi, je m’appelle Paul.

Et il s’attarda un instant à côté du lit, prenant à poignée sa barbe jeune et courte et la travaillant nerveusement d’une grosse main forte. Comme cela lui arrivait toujours dans les courtes pauses où sa pensée s’émancipait du joug du travail, la sombre tragédie de la vie humaine, toujours la même sous ses dissemblances et ses travestissements, venait d’ouvrir devant lui ses perspectives aux buts inconnus. Une identité de commencement et de fin allait de lui, l’homme fort, actif, en apparence invulnérable, à ce petit squelette haletant, couché sur ce lit de passage pour y mourir. La même condition d’obscurité et d’attente enveloppait leurs deux destinées, et un peu plus tôt, un peu plus tard, la même heure sonnerait pour chacun d’eux.