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les ignorés

elle le laissa gigoter un moment sur le dos, tandis qu’elle s’échappait prestement.

— La lettre ! la lettre !

Et, brandissant la volumineuse enveloppe, elle courut à la rencontre de son mari qui, le chapeau sur la tête, sortait de la chambre à coucher, prêt à se rendre là-bas, au bureau, où, sans doute, Piché l’attendait déjà depuis longtemps. Tous les jours, en effet, pendant le cours du dernier mois, l’associé avait été au poste le premier.

Madru tourna et retourna le grand carré jaune d’un air dubitatif et ennuyé. Autre format, autre couleur, autre écriture. Mais il n’avait pas le temps de s’arrêter davantage, et il s’en alla le front traversé d’un pli soucieux. C’est que, mieux que personne, Piché et Madru, notaires, savaient à quoi s’en tenir sur la débâcle de la grande maison russe qui servait à la mère de Violette sa pension trimestrielle. Combien de fois le gendre n’avait-il pas exprimé à sa belle-mère son regret que le capital, dont les intérêts lui étaient régulièrement envoyés, fût inaliénable ! Mais à ces calculs d’homme d’affaires, le visage fané de la veuve prenait une expression rêveuse et elle se retranchait dans le silence. Elle entendait très distinctement, à ces moments-là, voltiger autour d’elle des essaims de pensées cupides, et elle les laissait bourdonner puis s’envoler comme des papillons voyageurs, ne se hasardant jamais à les toucher de la main de peur de leur trouver une réalité, une consistance, de leur blesser les ailes