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l’héritage de Mlle anna

dans le chagrin de la gouvernante s’évanouit. Elle revit la haute silhouette courbée, traçant péniblement les cinq petites lignes serrées qui représentaient la sécurité de son avenir, à elle, et pour les autres un si petit dépouillement, et tout le passé heureux repassa sous ses yeux. Ce temps avait disparu, il était mort, pas une des heures qui le composaient ne sonneraient plus jamais pour elle, et pourtant elle se sentait à présent étrangement apaisée. Et, tandis que des larmes abondantes continuaient à couler sur ses joues pâlies, la sensation d’ignominie qui l’avait enveloppée tout à l’heure disparut, son cœur se gonfla d’une pure reconnaissance et elle murmura s’adressant à la figure aimée qui se mouvait dans l’ombre derrière elle :

— Merci.

Dans la chambre mortuaire Mme Amélie avait cessé d’écrire. Dès que la gouvernante eut disparu, elle se leva, prit le manuscrit, et vivement elle le déchira en menus morceaux. Elle n’avait pas eu, jusque-là, une minute de solitude pour accomplir cet acte. Acte au fond insignifiant, qui n’avait d’autre but, que d’éviter à Mlle Anna d’inutiles regrets. Depuis la scène de la nuit et bien qu’elle se sentît pleinement dans son droit, elle éprouvait, au sujet de la gouvernante, un malaise obsédant. Elle avait cessé d’être sûre de la validité de son propre jugement et le reproche indéfini du moribond la poursuivait partout comme une pointe d’épée.