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l’héritage de Mlle anna

Mais sans achever sa communication, elle se retira sur la pointe des pieds. Même pour son esprit grossier, il y avait quelque chose de répugnant à mettre en face de la grande réalité qu’elle avait sous les yeux, les tout petits intérêts de la vie quotidienne. Bientôt on entendit en bas, au jardin, un bruit sourd de voix contenues et tout à coup le timbre clair de Mlle Louise s’en échappa :

— Les voici.

La veille, dans sa hâte à ramasser ses effets pour fuir une atmosphère oppressante, Mme Madre avait laissé tomber ses ciseaux et ils étaient restés toute la nuit cachés dans l’herbe sous le pommier.

Cette voix fraîche frappa l’oreille absente de Mlle Anna et elle sortit brusquement de sa rêverie. Depuis le grand matin, elle était restée en face de ce mort avec le regret poignant de ne l’avoir pas vu mourir, de ne rien trouver pour elle dans le sourire incrusté sur ses traits immobiles. La proximité des deux ouvrières si souvent employées par elle et que désormais elle n’appellerait plus jamais, jeta tout à coup au milieu dé son morne chagrin, une perception aiguë du changement matériel survenu dans son existence. Elle eut, en pensant à ces deux femmes, un brusque mouvement d’envie. Elles étaient deux à supporter leur labeur et leur fatigue. Elle était seule. Elle avait quarante-cinq ans. Qu’est-ce qu’elle allait devenir ? Elle sentit avec horreur une inquiétude personnelle, égoïste se mêler à ses regrets et en quelque