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l’héritage de Mlle anna

dans ses habitudes journalières, elle les avait tout à fait oubliées. Elle passa sa main sur ses yeux brûlés et murmura :

— Dans ce moment… c’est impossible ; il faut les renvoyer.

Mais elle se ravisa tout de suite. Mme Madre et sa fille avaient perdu presque une heure pour arriver à cette maison de banlieue, elles avaient droit à leur journée de travail. Elle jeta un regard douloureux sur la forme inerte que l’activité de la vie venait ainsi relancer jusque sur son lit de mort et se sentant prise dans un engrenage d’intérêts compliqués et contradictoires, elle se résigna :

— C’est bien ; donnez leur le matelas de Mme Amélie. Madame n’arrivera que demain.

Justine s’en alla et bientôt on entendit dans la cuisine un bruit de vaisselle, Mme Madre et sa fille déjeunaient avant de se mettre à l’ouvrage en plein air, sous le pommier éblouissant, en pleine floraison.

Restée seule, Mlle Anna arracha une page blanche à son carnet de ménage, y enveloppa soigneusement la dent, glissa le petit paquet dans sa poche et retourna s’asseoir au chevet du lit. Le malade n’avait pas remué. Près des tempes déprimées et jaunes, de fins cheveux gris ramassés en touffes, conservaient malgré tout à la figure émaciée son caractère d’autrefois. Des mots, de pauvres mots égrenés, sans lien entre eux, vides de sens, s’échappaient à tout moment des lèvres sèches, monologue intermittent et incompréhensible