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les ignorés

— Il a perdu sa dent.

La servante eut un geste de dégoût, puis avançant deux doigts cachés sous le tablier pour saisir la dent sans contaminer sa grosse peau rude, elle dit :

— Dans le feu de la cuisine, n’est-ce pas ? Oui, tout de suite. Il faut la brûler tout de suite, sinon cela gâtera les autres.

Mlle Anna lui jeta un regard profond. Était-il possible que quelqu’un raillât à une heure si solennelle ? Mais elle ne vit aucune arrière-pensée sur le visage nul de la servante ; il n’y avait là qu’une brutale stupidité. Elle ne répondit rien et fit signe à Justine de s’éloigner. Ce vestige mort ayant appartenu à un être aimé et vénéré ne lui inspirait, à elle, aucun dégoût, mais son cœur se soulevait devant la banalité d’âme qu’elle venait d’entrevoir chez cette femme aux membres massifs et lourds.

Surprise, mais sans protester, Justine s’éloigna. Cependant avant de franchir la porte, restée ouverte, elle se retourna :

— J’ai oublié de dire à Mademoiselle que les femmes sont là.

— Quelles femmes ?

— Madame Madre et sa fille.

— Ah ! c’est vrai. Madame Madre !

La gouvernante se souvint tout à coup d’avoir dernièrement, en voyant fleurir au soleil le gros pommier du jardin, engagé les deux ouvrières pour refaire le matelas de Monsieur. Au milieu du désarroi survenu