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les ignorés

des volets. Sa main tremblante s’était tendue, de ce côté, vers des objets imaginaires flottant dans le vide autour de lui et il avait essayé de les saisir de ses pauvres doigts abusés. C’était le seul signe d’attention qu’elle lui avait vu donner depuis que, frappé dans sa vigoureuse vieillesse, il s’était affaissé devant elle, brusquement terrassé, parce que, dans son cerveau jusque-là sain et bien équilibré, une toute petite veine, en apparence insignifiante, s’était inopinément brisée. Et tout de suite, le mal intérieur avait tiré, tendu, transformé les traits du visage. Un masque s’était posé sur la vieille figure ridée, bonne et pensive et la rendait méconnaissable. Malgré l’air ensoleillé qui entrait par la fenêtre, le vieillard n’avait pas ouvert les yeux ; seulement ses mâchoires s’agitaient à présent d’un mouvement inusité. Il semblait promener dans sa bouche quelque chose de dur, un objet résistant qu’il cherchait à pulvériser. Mlle Anna se pencha sur lui, inquiète :

— Qu’est-ce que vous avez dans la bouche, Monsieur, faites voir ?

Il entr’ouvrit ses paupières lourdes et les referma aussitôt.

Alors elle tendit la main et elle dit avec autorité comme si elle parlait, cette fois, à un enfant rétif qu’il fallait mâter :

— Crachez.

Il avança les lèvres, les entr’ouvrit et laissa échapper une dent, une vieille dent, longue et usée, la dernière