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une course nocturne

cœur lorsqu’il avait remis sur pied quelque moribond. Il pouvait les compter sur les doigts ceux qui avaient su lui exprimer quelque chose au sortir d’une crise d’inquiétude. Pour les autres son intervention ne comptait pas ; avec de la patience, les choses se seraient arrangées toutes seules de la même façon. Et lorsqu’il s’agissait de lui servir ses maigres honoraires ! C’est alors que le fond des âmes se montrait à nu ! C’est à peine si on ne le considérait pas comme un voleur de grand chemin s’appropriant, sans avoir rien fait pour le gagner, le fruit de la sueur du pauvre.

Pour supporter cette existence, il fallait se faire un cœur d’airain, et voilà justement ce qu’il n’avait jamais réussi à se donner.

Après sa longue expérience de la vie, il sentait comme au premier jour les piqûres incessantes que provoque le contact des hommes dès que des questions d’intérêt compliquent les relations, et, par cette nuit d’automne glacée il se demandait pour la centième, pour la millième fois, si le moment n’était pas venu pour lui de renoncer à son activité et d’entrer avant l’âge dans l’ombre et le silence de la retraite. Si vite, si vite, l’oubli tisserait son linceul autour de sa vie laborieuse et de son nom ! Un autre viendrait, et ce qu’il s’était efforcé de faire pour le bien-être des hommes n’existerait plus, non pas même dans la mémoire d’un seul. N’était-on pas, au milieu de ce monde indifférent, aussi isolé que dans cette forêt