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les ignorés

médiatement et elle alla s’asseoir au fond du magasin, à côté de l’escabeau où tout le iong du jour Charpon lisait. C’était sa place quand elle rentrait de la rue. Elle resta là comme toujours sans rien dire, plus immobile encore qu’à l’ordinaire, comme si elle flairait dans l’air une odeur d’orage.

De l’impolitesse de Suzanne, Charpon gardait, en effet, un reste de colère qui lui travaillait la bile. Il s’adressa à la petite fille directement.

— Quand tu dirais bonsoir en entrant, cela ne te fatiguerait pas la langue et ce serait convenable envers des parents qui peinent du matin au soir pour te nourrir et t’habiller. Est-ce que cela te fait mal à la langue de parler, voyons ?

Effarée, car les attaques de son père qu’elle avait constamment vues dirigées contre sa mère s’adressaient très rarement à elle, la petite balbutia :

— Bonsoir.

Charpon alla se placer devant elle, la considéra un moment sans parler, puis il dit :

— Tu n’as pourtant pas l’air d’une oie comme ta mère. Je voudrais savoir pourquoi tu ne dis jamais, jamais rien. C’est agaçant à la fin, d’avoir autour de soi une ombre qui tourne, tourne sans jamais parler. Ta mère n’est pas muette, certes non, et moi, dans un genre différent, non plus. Alors où est-ce que tu as pris cette manie de te taire ?

L’enfant resta un instant silencieuse, ses grands yeux intelligents levés sur son père, puis elle dit :