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fausse route

grand chagrin. À ce moment-là, elle avait jugé une fois pour toutes la nature banale, triviale et vide, de Rose, et en la retrouvant après tant d’années épaissie de graisse et affalée derrière un comptoir, elle avait tout de suite décidé qu’elle se tiendrait le plus possible à l’écart du couple Charpon, dont les intérêts ne pourraient jamais s’allier aux siens. Il avait fallu quelques semaines pour faire saisir à Rose cette décision. Elle n’y serait même pas parvenue si vite sans le secours de son mari, dont l’œil de lynx, au service d’une intelligence plus ouverte, avait dès la première rencontre démêlé la froideur et les réticences de Suzanne.

Beau parleur, ayant l’esprit farci de théories politiques et sociales puisées par-ci par-là au hasard de lectures médiocres et incomplètes, il avait essayé d’éblouir d’éloquence cette visiteuse entrée un jour à contre-cœur chez lui pour obéir à l’appel direct de Rose. Sa femme était si courte d’idées qu’il comprenait l’ennui d’un entretien à deux avec elle. Mais ses efforts non plus n’avaient pas abouti. Suzanne, épouvantée du langage violent, exagéré et venimeux de Charpon, s’était sauvée chez elle. Elle avait eu de gros chagrins et de cuisantes déceptions dans sa vie, mais elle n’avait jamais entendu siffler la haine aussi près d’elle, et elle était restée plusieurs jours enfermée dans son logis, de crainte d’entendre de nouveau la voix de Rose l’appeler du fond de la fruiterie.

Ensuite elle s’était composé une attitude ; elle s’était