Page:Pradez - Les Ignorés.djvu/105

Cette page a été validée par deux contributeurs.
99
le garde-voie

Peu à peu le bruit strident du train avait cessé de l’effrayer. Il lui servait à compter les heures de la nuit. Elle se disait :

— Il est une heure, il est trois heures, il est cinq heures.

Et sa pensée cherchait Jérôme, là-bas, dans la cahute de bois où, à tour de rôle, les gardes-voie de la région se relayaient pour passer la nuit.

D’autres fois, pelotonnée sous la chaleur molle des couvertures, elle songeait au passé. Ses réminiscences se réveillaient une à une, et peu à peu son sang se refroidissait dans ses veines. Elle frissonnait malgré le poids des épaisses couvertures d’hiver, et, les dents serrées, elle revivait, avec une extraordinaire crudité de détails et de sensations, une scène hideuse, restée gravée dans sa mémoire d’enfant en traits profonds, ineffaçables. Un gros sanglot étouffant lui montait au gosier et s’y arrêtait comme une pierre, tandis qu’elle revoyait la nuit lugubre où, sous ses yeux, son père avait été arraché à son repos, et, les mains attachées derrière le dos, entraîné dehors sous la pluie battante. Il était parti sans la regarder ; elle avait vu son visage blafard se détourner d’elle obstinément, et elle était restée blottie dans son lit, terrifiée, et glacée jusqu’au cœur par cet oubli, cet abandon absolu.

Il n’était jamais revenu. Elle n’avait jamais su avec exactitude pour quel forfait il avait été condamné, mais l’ombre de ce désastre avait désolé toute sa vie. Depuis ce moment jusqu’à l’apparition de Jérôme sur