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Je n’avais point encore eu de preuves de son affection qui pussent me la faire regarder autrement que comme une simple amitié de collège, telle qu’elle se forme entre des jeunes gens qui sont à peu près du même âge. Je le trouvai si changé et si formé depuis cinq ou six mois que j’avais passés sans le voir, que sa figure et le ton de son discours m’inspirèrent du respect. Il me parla en conseiller sage plutôt qu’en ami d’école. Il plaignit l’égarement où j’étais tombé. Il me félicita de ma guérison, qu’il croyait avancée ; enfin il m’exhorta à profiter de cette erreur de jeunesse pour ouvrir les yeux sur la vanité des plaisirs. Je le regardai avec étonnement : il s’en aperçut.

« Mon cher Chevalier, me dit-il, je ne vous dis rien qui ne soit solidement vrai, et dont je ne me sois convaincu par un sérieux examen. J’avais autant de penchant que vous vers la volupté ; mais le ciel m’avait donné en même temps du goût pour la vertu. Je me suis servi de ma raison pour comparer les fruits de l’une et de l’autre, et je n’ai pas tardé longtemps à découvrir leurs différences. Le secours du ciel s’est joint à mes réflexions. J’ai conçu pour le monde un mépris auquel il n’y a rien d’égal. Devineriez-vous ce qui m’y retient, ajouta-t-il, et ce qui m’empêche de courir à la solitude ? C’est uniquement la tendre amitié que j’ai pour vous. Je connais l’excellence de votre cœur et de votre esprit ; il n’y a rien de bon dont vous ne puissiez vous rendre capable. Le poison du plaisir vous a fait écarter du chemin. Quelle perte pour la vertu ! Votre fuite d’Amiens m’a causé tant de douleur, que