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avec mon père. Ma maîtresse était si aimable, que je ne doutais point qu’elle ne pût lui plaire, si je trouvais le moyen de lui faire connaître sa sagesse et son mérite ; en un mot, je me flattai d’obtenir de lui la liberté de l’épouser, ayant été désabusé de l’espérance de le pouvoir sans son consentement. Je communiquai ce projet à Manon, et je lui fis entendre qu’outre les motifs de l’amour et du devoir, celui de la nécessité pouvait y entrer aussi pour quelque chose, car nos fonds étaient extrêmement altérés, et je commençais à revenir de l’opinion qu’ils étaient inépuisables. Manon reçut froidement cette proposition. Cependant les difficultés qu’elle y opposa n’étant prises que de sa tendresse même et de la crainte de me perdre, si mon père n’entrait point dans notre dessein après avoir connu le lieu de notre retraite, je n’eus pas le moindre soupçon du coup cruel qu’on se préparait à me porter. À l’objection de la nécessité, elle répondit qu’il nous restait encore de quoi vivre quelques semaines, et qu’elle trouverait après cela des ressources dans l’affection de quelques parents à qui elle écrirait en province. Elle adoucit son refus par des caresses si tendres et si passionnées, que moi, qui ne vivais que dans elle, et qui n’avais pas la moindre défiance de son cœur, j’applaudis à toutes ses réponses et à toutes ses résolutions. Je lui avais laissé les dispositions de notre bourse et le soin de payer notre dépense ordinaire. Je m’aperçus peu à peu que notre table était mieux servie, et qu’elle s’était donné quelques ajustements d’un prix considérable. Comme je n’ignorais pas qu’il devait nous rester à peine douze ou