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jamais, et nous ne comptâmes pas moins sur le succès de nos autres mesures.

Après avoir soupé, avec plus de satisfaction que je n’en avais jamais ressenti, je me retirai pour exécuter notre projet. Mes arrangements furent d’autant plus faciles qu’ayant eu dessein de retourner le lendemain chez mon père, mon petit équipage était déjà préparé. Je n’eus donc nulle peine à faire transporter ma malle et à faire tenir une chaise prête pour cinq heures du matin ; c’était le temps où les portes de la ville devaient être ouvertes ; mais je trouvai un obstacle dont je ne me défiais point, et qui faillit rompre entièrement mon dessein.

Tiberge, quoique âgé seulement de trois ans plus que moi, était un garçon d’un sens mûr et d’une conduite fort réglée. Il m’aimait avec une tendresse extraordinaire. La vue d’une aussi jolie fille que mademoiselle Manon, mon empressement à la conduire, et le soin que j’avais eu de me défaire de lui en l’éloignant, lui firent naître quelques soupçons de mon amour. Il n’avait osé revenir à l’auberge où il m’avait laissé, de peur de m’offenser par son retour ; mais il était allé m’attendre à mon logis, où je le trouvai en arrivant, quoiqu’il fût dix heures du soir. Sa présence me chagrina. Il s’aperçut facilement de la contrainte qu’elle me causait. « Je suis sûr, me dit-il sans déguisement, que vous méditez quelque dessein que vous me voulez cacher ; je le vois à votre air. » Je lui répondis assez brusquement que je n’étais pas obligé de lui rendre compte