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Il y a dans Manon Lescaut un mérite indépendant du style, indépendant de la moralité, le mérite de la mesure. Il n’y a pas un des épisodes de ce livre qui ne soit utile, ou même nécessaire, au développement des caractères ; pas une scène qui ne serve à dessiner, à expliquer les personnages. Prévost ne s’est pas attribué le droit de franchir les limites marquées par les besoins de son récit. Doué d’une imagination abondante, il a toujours su s’arrêter à temps, et s’est interdit tous les moyens qui ne devaient pas concourir directement à l’expression de sa pensée. Cette mesure, cette sobriété dans l’invention, est d’autant plus remarquable qu’elle semble ne pouvoir se concilier avec l’imprévoyance. Le procédé suivi par Prévost exclut généralement la sobriété. Mais, quelle que soit la source de cette sobriété, qu’elle naisse d’un heureux instinct ou d’une volonté préconçue, nous ne saurions trop la recommander ; car elle devient plus rare de jour en jour. Le public s’habitue à n’estimer la pensée que d’après ses dimensions géométriques, et les écrivains qui font profession de l’émouvoir ou de l’amuser encouragent volontiers cette habitude. Grâce à cet échange d’exigence et de servilité, le nombre et l’étendue des développements ne sont presque jamais en harmonie avec l’importance de la pensée. L’étude attentive de Manon Lescaut pourra corriger cette prolixité contagieuse ; car la mesure a joué certainement un grand rôle dans le succès de cet admirable roman.


Gustave Planche.