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et, par conséquent, pleine de moralité. Les leçons contenues dans ce livre, pour n’être pas exprimées sous la forme dogmatique, n’en sont pas moins claires ; chacune des tortures subies par l’amant de Manon parle plus haut que les préceptes de la loi morale, déduits avec toute la rigueur du syllogisme. Qu’est-ce, en effet, que le roman de Prévost ? À quoi se réduit l’idée génératrice qui anime et gouverne tout le récit ? L’auteur a-t-il voulu célébrer ou flétrir la passion ? Chacune de ces deux intentions, prise dans un sens absolu, réalisée jusqu’en ses dernières conséquences, eût été absurde. Célébrer la passion comme supérieure à tous les conseils de la conscience, la proclamer plus sainte, plus grande que la réflexion et la volonté, eût été l’œuvre d’une imagination en délire. La flétrir comme coupable, comme impie, la rayer de la vie comme contraire à l’accomplissement de tous les devoirs, n’eût pas été une tentative moins folle. Prévost, sans se préoccuper de la moralité de son roman, a cependant réussi à exprimer une leçon très-nette. Le malheur du chevalier des Grieux commence du jour où il est forcé de mépriser Manon. Sa passion ne s’éteint pas dans le mépris ; mais, dès qu’il voit dans sa maîtresse une fille perdue, il n’est plus pour lui-même qu’un objet de colère et de honte. Sa passion, sans se rebuter, se transforme et se dégrade. Sans le talent singulier de Prévost, elle cesserait d’être poétique et ne serait plus qu’un vice. Il est impossible d’imaginer une condition plus misérable que celle de cet enfant, rivé à la honte d’une courtisane comme un forçat à la chaîne d’un bagne. Les châtiments infligés à la passion dégradée du chevalier des Grieux sont trop sévères, trop rudes, pour que son histoire puisse être accusée d’encourager le vice. Sans avoir prévu les reproches auxquels nous répondons, Prévost les a réfutés ; car la destinée du chevalier des Grieux ne fera sans doute envie à personne.