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sommes forcé de reconnaître que Prévost, une fois en sa vie, a été admirablement servi par l’improvisation. Le style de Manon Lescaut, malgré ses incorrections, est d’un naturel constant, d’une clarté parfaite. Il est vivant, animé, riche en images, semé de comparaisons heureuses, et n’est jamais attiédi par des artifices de rhéteur. Il est né avec la pensée, il la suit partout avec une exemplaire fidélité ; inégal, désordonné comme elle, il ne laisse jamais languir l’attention. Lorsqu’il lui arrive d’appeler à son secours un rapprochement trivial, il trouve moyen de racheter, d’expier cette faute par la rapidité du récit. L’esprit, blessé par cette faute du goût, n’a pas le temps d’analyser l’impression qu’il éprouve, et oublie son déplaisir avant d’en avoir pénétré la cause. À proprement parler, les défauts et les mérites de ce livre n’ont rien de littéraire. C’est une sorte de confession plutôt qu’une œuvre d’imagination ; c’est avec le cœur plutôt qu’avec l’esprit qu’il faut le comprendre et le juger. Or ce livre est plein d’aveux si pathétiques, si impitoyables, qu’à moins de n’avoir jamais subi l’épreuve ou le spectacle des passions, il est impossible de ne pas le proclamer souverainement sincère.

Ceux qui veulent que toute œuvre poétique porte en elle-même un enseignement moral demanderont sans doute quelle est la leçon contenue dans Manon Lescaut. Si, comme nous le pensons, la moralité de la poésie ne consiste pas dans l’expression explicite, mais bien dans l’expression implicite d’un conseil applicable à la pratique de la vie, l’histoire de Manon Lescaut est éminemment morale. Lors même que Prévost n’eût pas pris la peine de placer, tantôt dans la bouche de Tiberge, tantôt dans celle du chevalier des Grieux, des maximes et des reproches dont personne ne contestera la valeur ni l’opportunité, l’histoire de Manon et des malheurs qu’elle inflige à son amant serait encore pleine d’enseignements,