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sa maîtresse, et ne la quitte qu’après avoir recueilli son dernier soupir et enseveli pieusement ses dépouilles mortelles. Si la première et la seconde partie de cette histoire sont de nature à blesser le goût des juges sévères, si les fautes de Manon et l’indulgence empressée de des Grieux sont parfois racontées avec une crudité que n’avoue pas la poésie, la dernière partie défie les reproches. On sent à chaque page que des Grieux, en défendant Manon, défend sa propre vie. Manon morte, des Grieux n’aura plus aucune raison de vivre. S’il se résigne à demeurer parmi les vivants, il se réfugiera dans le passé ; inutile à la société, inutile à lui-même, il ne jouera aucun rôle : il se souviendra.

Le style de Manon Lescaut n’est certainement pas d’une pureté irréprochable ; il est facile de relever dans les pages de ce récit des taches que Prévost connaissait sans doute, et qu’il aurait effacées si le temps ne lui eût pas manqué pour relire ses ouvrages. Habitué à produire sans relâche, n’ayant d’autre plaisir, d’autre souci, que d’inventer presque chaque jour des épisodes nouveaux, charmé autant qu’occupé de la peinture et de l’analyse des passions, il n’a jamais eu le désir ni l’espérance de mettre le style de Manon Lescaut à l’abri des reproches. Mais le style de cet ouvrage, tel qu’il est, avec les défauts incontestables qui le déparent, est plein de puissance et d’entraînement. Il est spontané, abondant, comme la pensée même de l’auteur. Prévost prévoit bien rarement le parti qu’il pourra tirer de la pensée qui lui arrive ; il traite la parole comme la pensée, avec une imprévoyance qui passerait pour la paresse, si chaque page ne démontrait pas que l’auteur exprime de son mieux l’idée qu’il n’a pas pris le temps de choisir. Nous sommes loin assurément de recommander l’improvisation comme une méthode littéraire, car l’improvisation, prise en elle-même, équivaut à la négation de l’art sérieux ; mais nous