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pérance de le retrouver. Ainsi, tout en reconnaissant que le chevalier des Grieux dégradé aux yeux du lecteur n’inspire plus le même intérêt que le chevalier des Grieux entraîné vers Manon par une passion irrésistible, nous sommes forcé d’avouer que Prévost a tiré de la dégradation de son héros un parti merveilleux. Il insiste si franchement sur les causes qui amènent le chevalier à violer les lois de la probité ; il décrit si bien la pente insensible par laquelle l’amant de Manon arrive, presque à son insu, au mépris de tous les droits, que son héros, tout en perdant notre estime, conserve encore notre sympathie. L’auteur, en racontant cette crise, montre une réserve dont nous devons lui savoir gré. Entraîné par le charme de son récit, séduit comme un lecteur de vingt ans par la passion insensée dont il suit les développements, il nous laisse entrevoir plusieurs pensées qui perdraient peut-être beaucoup en se révélant sous une forme plus précise. Qui sait si le chevalier des Grieux ne se décide pas à devenir le complice de Manon pour perdre le droit de la mépriser ? Qui sait s’il ne renonce pas à la probité pour rendre plus facile le retour de l’infidèle ? Manon reviendrait-elle à lui, s’il ne consentait à partager les fautes qu’elle se reproche ? Prévost n’a pas pris la peine d’affirmer l’existence des sentiments que nous indiquons. Il a craint sans doute d’affaiblir l’intérêt poétique de son récit en poussant trop loin l’analyse du cœur de des Grieux. Nous croyons qu’il a bien fait de se fier à la sagacité du lecteur.

La lutte de Manon et du chevalier suffisait certainement à défrayer le récit de Prévost. Toutefois le personnage de Tiberge est une heureuse création. Il faut remonter jusqu’aux biographies de Plutarque pour trouver le type de cette amitié inébranlable. Tiberge est placé près de des Grieux comme le modèle accompli de la vertu. Conseiller vigilant, il aperçoit le danger, il le signale à