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Manon n’est pas justifiée par la raison, elle n’est donc pas contraire à la réalité sociale ; car elle n’est pas complètement désintéressée. Si Manon revenait à lui comme à un pis-aller, si elle venait chercher dans ses caresses confiantes l’oubli de ses tumultueuses aventures, il ferait plus qu’un acte de folie, il s’avilirait. Mais chaque fois qu’elle le retrouve, elle le salue comme un sauveur, elle se jette dans ses bras en lui jurant qu’elle n’a jamais aimé que lui, et il croit fermement qu’elle est sincère. En le fuyant, elle ne fuyait que la pauvreté ; elle ne souhaitait la richesse que pour la partager avec lui. Quoiqu’il ne puisse souscrire à un pareil souhait, puisqu’il n’ignore pas à quel prix Manon veut conquérir la richesse, cependant il ne peut résister à cette fille étrange, qui se résout à le tromper pour l’aimer ensuite plus librement. Loin de trouver dans la franchise de cet aveu le courage de la repousser, il sent doubler son amour pour elle. Le pardon qu’il lui accorde n’a donc pour lui rien d’avilissant. S’il a tort de compter sur une femme qui le quittera dès que la pauvreté viendra frapper à sa porte, du moins il ne se dégrade pas. Il est faible, il est aveugle ; il pourra se repentir de sa faiblesse et de son aveuglement, mais il n’aura pas à rougir. Il faut sans doute regretter que Prévost, pour montrer jusqu’où peut aller l’égarement de la passion, ait prêté à ses deux héros quelques menues escroqueries. Toutefois il ne faut pas oublier que les mœurs du dix-huitième siècle étaient moins sévères que les nôtres, et que la plupart des hommes n’ont sur le juste et l’injuste que les opinions de leur temps. D’ailleurs le chevalier des Grieux, en trichant au jeu, en devenant le complice de Manon, en l’aidant à tromper les financiers libertins dont elle veut saigner la bourse, demeure fidèle au mobile de toute sa vie. Il ne voit de bonheur que dans la possession de Manon, et il s’avilit pour ne pas la perdre, comme elle s’avilissait dans l’es-