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perfidie, je le veux bien ; mais j’ai la certitude que tous les cœurs qui ne conçoivent pas la vie sans affection se rangeront à mon avis, et trouveront très-naturelle la crédulité du chevalier des Grieux. Pour ébranler sa confiance, pour la déraciner, deux ou trois orages ne suffisent pas. Jeune, sûr d’être aimé, comment perdrait-il l’espérance de ramener à lui, d’enchaîner sa maîtresse infidèle ? Pour mieux jouir du présent, il ferme son oreille aux menaces de l’avenir. Il a ressaisi son bonheur et le savoure avidement ; et comme le doute serait la ruine de son bonheur, il ne veut pas douter. Que les sages dont le cœur ne bat plus l’appellent insensé ; mais qu’ils acceptent comme vraie, comme logique, la conduite qu’ils ne tiendraient pas.

Est-il vrai, comme le répètent à l’envi certains hommes qui invoquent à l’appui de leur opinion le témoignage de leur expérience, que l’amant fasse un acte de folie en pardonnant l’infidélité de sa maîtresse ? À ne consulter que l’égoïsme, il n’y a certes pas deux manières de résoudre cette question. L’homme trompé qui pardonne a tort de pardonner ; car il compromet par son indulgence l’avenir, qui trouverait une sauvegarde dans sa sévérité. Rendu à la liberté par la trahison, il a tort de renouer une chaîne dont la fragilité lui est démontrée. Oui, sans doute, en pardonnant il n’agit pas selon son intérêt bien entendu ; mais il obéit à un sentiment qui, au premier aspect, semble exclusivement généreux, et qui cependant n’est pas tout à fait exempt d’égoïsme : car il y a dans le pardon deux points à considérer. L’homme qui consent à garder une femme infidèle consulte son bonheur personnel presque autant que le bonheur de la suppliante. Pour ne pas se mettre en quête d’un nouvel amour, il se résigne à oublier le passé, ou du moins à se conduire comme s’il l’ignorait. Si l’indulgence du chevalier des Grieux pour l’infidèle