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tinguées de la pure concupiscence, et s’être efforcé d’y saisir un dessein particulier de la Providence pour des fins inconnues, le marquis raconte les malheurs de son père, les siens propres, ses voyages en Angleterre, en Allemagne, sa captivité en Turquie[1], la mort de sa chère Sélima qu’il y avait épousée et avec laquelle il était venu à Rome. C’est l’inconsolable douleur de cette perte qui lui fait dire avec un accent de conviction naïve bien aussi pénétrant que nos obscurités fastueuses : « Si les pleurs et les soupirs ne peuvent porter le nom de plaisirs, il est vrai néanmoins qu’ils ont une douceur infinie pour une personne mortellement affligée[2] » Jeté par ce

  1. Pendant qu’il est captif en Turquie, son maître Salem veut le convertir au Coran ; et comme le marquis, en bon chrétien, s’élève contre l’impureté sensuelle sanctionnée par Mahomet, Salem lui fait le raisonnement que voici : « Dieu, n’ayant pas voulu tout d’un coup se communiquer aux hommes, ne s’est d’abord fait connaître à eux que par des figures. La première loi, qui fut celle des Juifs, en est remplie. Il ne leur proposait pour motif et pour récompense de la vertu que des plaisirs charnels et des félicités grossières. La loi des chrétiens, qui a suivi celle des Juifs, était beaucoup plus parfaite, parce qu’elle donnait tout à l’esprit, qui est sans contredit au-dessus du corps… C’est un second état par lequel ce Dieu bon a voulu faire passer les hommes… Et maintenant enfin ce ne sont plus les seuls biens du corps, comme dans la loi des Juifs, ni les seuls biens spirituels, comme dans l’évangile des chrétiens ; c’est la félicité du corps et de l’esprit que l’Alcoran promet tout à la fois aux véritables croyants. » Il est curieux que Salem, c’est-à-dire notre abbé Prévost, ait conçu une manière d’union des lois juive et chrétienne au sein de la loi musulmane, par un raisonnement tout pareil à celui qui vient d’être si hardiment développé de nos jours dans le saint-simonisme.
  2. Je trouve dans les lettres de Mlle Aïssé (1727) : « Il y a ici un nouveau livre intitulé : Mémoire d’un Homme de qualité retiré du monde. Il ne vaut pas grand’chose ; cependant on en lit cent quatre-vingt-dix pages en fondant en larmes. » Ce n’est que de la première partie des Mémoires d’un Homme de qualité que peut parler Mlle Aïssé : cent quatre-vingt-dix pages qu’on lit en fondant en larmes, n’est-ce donc rien ?