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D’ailleurs il se rencontre parmi les femmes qui se livrent pour le seul plaisir de se livrer, qui ne peuvent expliquer leur abandon par aucune vue intéressée, des caractères qui rappellent celui de Manon. Elles ne s’avilissent pas comme elle ; mais elles trompent l’homme qu’elles aiment, comme si l’inquiétude et la douleur ajoutaient une saveur nouvelle au bonheur qu’elles espèrent retrouver. Condamnées par leur nature à une perpétuelle mobilité, elles prennent en dégoût la joie la plus pure, dès que cette joie est uniforme ; elles obéissent au premier caprice qui les aiguillonne, pour rompre la monotonie de leur bonheur. Elles vont au-devant des aventures, non dans l’espérance d’une condition meilleure, mais dans l’unique dessein de varier leur vie, comme s’il n’y avait pour le cœur aucune dignité dans le repos. Que les moralistes s’élèvent contre l’inconstance désintéressée ; quant à nous, sans essayer de la justifier, nous la posons comme un fait, et nous en concluons que Manon, malgré le caractère flétrissant qui s’attache à son infidélité, peut continuer d’aimer sincèrement le chevalier des Grieux, même après qu’elle l’a quitté.

S’il était possible de révoquer en doute la vérité du fait que nous affirmons, si des observations nombreuses ne venaient à l’appui de notre témoignage, la sincérité du repentir de Manon, chaque fois qu’elle revient à son amant, nous autoriserait à maintenir notre conclusion. Ce qui prouve, à notre avis, qu’elle a pour le chevalier des Grieux une affection réelle après comme avant son infidélité, c’est qu’elle n’essaye pas de jeter un voile sur sa faute, c’est qu’elle ne dit pas une parole pour détourner le mépris. Elle s’accuse elle-même avec une entière franchise, et se proclame indigne de l’homme qu’elle a quitté. Elle ne cherche pas à décorer du titre de passion l’odieux marché qu’elle a signé de son déshonneur ; elle se donne hardiment pour ce qu’elle est, pour une cour-