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pensée par les passions qui l’avaient agité, par les ridicules qu’il avait sous les yeux. Toute sa vie s’est consumée dans un labeur ingrat ; il s’est toujours pris pour un ouvrier, et s’il lui est arrivé de faire œuvre d’artiste, ç’a été comme à son insu et presque par hasard. Il n’a jamais espéré ni souhaité les suffrages de la postérité, et sans doute, en achevant Manon Lescaut, il ne prévoyait pas la destinée littéraire de ce touchant récit. L’exercice de son imagination était pour lui un plaisir complet que ne pouvaient troubler ni les objections de la critique, ni les rigueurs de la fortune. Avant de songer à contenter le public, il jouissait de son œuvre comme il eût joui de l’œuvre d’autrui. Habitué à tracer les premières pages de chacun de ses récits sans savoir comment il le poursuivrait, encore moins comment il dénouerait l’action qu’il se proposait de nouer, il se laissait attendrir par le sort de ses héros, et trouvait en lui-même le plus bienveillant des lecteurs. Il est impossible sans doute, en suivant une pareille méthode, de construire une œuvre logique, dont toutes les parties soient unies entre elles par une mutuelle dépendance : car l’écrivain qui ne prévoit pas ce qu’il va dire, qui trace le caractère de ses héros sans savoir le rôle qu’il leur assignera, s’impose l’improvisation comme une nécessité, et, quelle que soit la richesse de ses facultés, se soumet à toutes les chances de l’improvisation ; quoi qu’il fasse, il ne peut échapper à l’emploi des moyens vulgaires. Pour triompher des difficultés qui se multiplient sous ses pas, il est forcé de pousser la tragédie jusqu’au mélodrame, de violer la vraisemblance, de substituer souvent les aventures au développement des caractères. Mais parfois aussi son imprévoyance donne à son œuvre une fraîcheur, une vivacité singulières. Comme son œuvre est pour lui-même une perpétuelle nouveauté, comme il n’a pas eu le temps de prendre en dégoût le développement de sa pensée, de discuter, de mettre en doute la valeur