Page:Prévost - Manon Lescaut, Charpentier, 1846.djvu/250

Cette page a été validée par deux contributeurs.

dité depuis longtemps. Ils étaient les plus forts. Nous nous trouvions dans la Nouvelle-Orléans comme au milieu de la mer, c’est-à-dire séparés du reste du monde par des espaces immenses. Où fuir, dans un pays inconnu, désert, ou habité par des bêtes féroces et par des sauvages aussi barbares qu’elles ? J’étais estimé dans la ville, mais je ne pouvais espérer d’émouvoir assez le peuple en ma faveur pour en obtenir un secours proportionné au mal : il eût fallu de l’argent, j’étais pauvre. D’ailleurs le succès d’une émotion populaire était incertain ; et si la fortune nous eût manqué, notre malheur serait devenu sans remède.

Je roulais toutes ces pensées dans ma tête, j’en communiquai une partie à Manon ; j’en formais de nouvelles sans écouter sa réponse ; je prenais un parti, je le rejetais pour en prendre un autre ; je parlais seul, je répondais tout haut à mes pensées, enfin j’étais dans une agitation que je ne saurais comparer à rien, parce qu’il n’y en eut jamais d’égale. Manon avait les yeux sur moi : elle jugeait par mon trouble de la grandeur du péril ; et, tremblant pour moi plus que pour elle-même, cette tendre fille n’osait pas même ouvrir la bouche pour m’exprimer ses craintes.

Après une infinité de réflexions, je m’arrêtai à la résolution d’aller trouver le gouverneur, pour m’efforcer de le toucher par des considérations d’honneur et par le souvenir de mon respect et de son affection. Manon voulut s’opposer à ma sortie ; elle me disait, les larmes aux yeux : « Vous allez à la mort ; ils vont vous tuer ; je ne vous reverrai plus :