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personnes ici qui paraissent mieux logées et mieux meublées que nous : et puis tu es un chimiste admirable, ajoutai-je en l’embrassant ; tu transformes tout en or.

— Vous serez donc la plus riche personne de l’univers, me répondit-elle ; car, s’il n’y eut jamais de l’amour tel que le vôtre, il est impossible d’être aimé plus tendrement que vous l’êtes. Je me rends justice, continua-t-elle : je sens bien que je n’ai jamais mérité ce prodigieux attachement que vous avez pour moi. Je vous ai causé des chagrins que vous n’avez pu me pardonner sans une bonté extrême. J’ai été légère et volage ; et même en vous aimant éperdument, comme j’ai toujours fait, je n’étais qu’une ingrate. Mais vous ne sauriez croire combien je suis changée : mes larmes, que vous avez vues couler si souvent depuis notre départ de France, n’ont pas eu une seule fois mes malheurs pour objet. J’ai cessé de les sentir aussitôt que vous avez commencé à les partager. Je n’ai pleuré que de tendresse et de compassion pour vous. Je ne me console point d’avoir pu vous chagriner un moment dans ma vie. Je ne cesse point de me reprocher mes inconstances, et de m’attendrir en admirant de quoi l’amour vous a rendu capable pour une malheureuse qui n’en était pas digne, et qui ne payerait pas bien de tout son sang, ajouta-t-elle avec une abondance de larmes, la moitié des peines qu’elle vous a causées. »

Ses pleurs, son discours, et le ton dont elle le prononça, firent sur moi une impression si étonnante, que je crus sentir une espèce de division