Page:Prévost - Manon Lescaut, Charpentier, 1846.djvu/240

Cette page a été validée par deux contributeurs.

les dix autres avec soin, comme le fondement de notre fortune et de nos espérances en Amérique. Je n’eus point de peine à me faire recevoir dans le vaisseau. On cherchait alors des jeunes gens qui fussent disposés à se joindre volontairement à la colonie. Le passage et la nourriture me furent accordés gratis. La poste de Paris devant partir le lendemain, j’y laissai une lettre pour Tiberge. Elle était touchante et capable de l’attendrir sans doute au dernier point, puisqu’elle lui fit prendre une résolution qui ne pouvait venir que d’un fonds infini de tendresse et de générosité pour un ami malheureux.

Nous mîmes à la voile. Le vent ne cessa point de nous être favorable. J’obtins du capitaine un lieu à part pour Manon et pour moi. Il eut la bonté de nous regarder d’un autre œil que le commun de nos misérables associés. Je l’avais pris en particulier dès le premier jour ; et, pour m’attirer de lui quelque considération, je lui avais découvert une partie de mes infortunes. Je ne crus pas me rendre coupable d’un mensonge honteux en lui disant que j’étais marié à Manon. Il feignit de le croire, il m’accorda sa protection. Nous en reçûmes les marques pendant toute la navigation. Il eut soin de nous faire nourrir honnêtement, et les égards qu’il eut pour nous servirent à nous faire respecter des compagnons de notre misère. J’avais une attention continuelle à ne pas laisser souffrir la moindre incommodité à Manon. Elle le remarquait bien ; et cette vue, jointe au vif ressentiment de l’étrange extrémité où je m’étais réduit pour elle, la rendait