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que deux jours après, et, par une étrange disposition de mon mauvais sort, il se trouva que notre vaisseau devait partir le matin de celui auquel j’attendais l’ordinaire. Je ne puis vous représenter mon désespoir. « Quoi ! m’écriai-je, dans le malheur même il faudra toujours que je sois distingué par des excès ! » Manon répondit : « Hélas ! une vie si malheureuse mérite-t-elle le soin que nous en prenons ? Mourons au Havre, mon cher chevalier. Que la mort finisse tout d’un coup nos misères. Irons-nous les traîner dans un pays inconnu où nous devons nous attendre sans doute à d’horribles extrémités, puisqu’on a voulu m’en faire un supplice ? Mourons, répéta-t-elle, ou du moins donne-moi la mort, et va chercher un autre sort dans les bras d’une amante plus heureuse. — Non, non, lui dis-je ; c’est pour moi un sort digne d’envie que d’être malheureux avec vous. »

Son discours me fit trembler. Je jugeai qu’elle était accablée de ses maux. Je m’efforçai de prendre un air plus tranquille, pour lui ôter ces funestes pensées de mort et de désespoir. Je résolus de tenir la même conduite à l’avenir, et j’ai éprouvé dans la suite que rien n’est plus capable d’inspirer du courage à une femme que l’intrépidité d’un homme qu’elle aime.

Lorsque j’eus perdu l’espérance de recevoir du secours de Tiberge, je vendis mon cheval. L’argent que j’en tirai, joint à celui qui me restait encore de vos libéralités, me composa la petite somme de dix-sept pistoles. J’en employai sept à l’achat de quelques soulagements nécessaires à Manon, et je serrai