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c’était la crainte de voir Manon exposée aux besoins de l’indigence. Je me supposais déjà avec elle dans une région inculte et habitée par des sauvages. Je suis bien sûr, disais-je, qu’il ne saurait y en avoir d’aussi cruels que G*** M*** et mon père. Ils nous laisseront du moins vivre en paix. Si les relations qu’on en fait sont fidèles, ils suivent les lois de la nature. Ils ne connaissent ni les fureurs de l’avarice qui possèdent G*** M***, ni les idées fantastiques de l’honneur, qui m’ont fait un ennemi de mon père : ils ne troubleront point deux amants qu’ils verront vivre avec autant de simplicité qu’eux. J’étais donc tranquille de ce côté-là.

Mais je ne me formais pas des idées romanesques par rapport aux besoins communs de la vie. J’avais éprouvé trop souvent qu’il y a des nécessités insupportables, surtout pour une fille délicate, qui est accoutumée à une vie commode et abondante. J’étais au désespoir d’avoir épuisé inutilement ma bourse, et que le peu d’argent qui me restait encore fût sur le point de m’être ravi par la friponnerie des archers. Je concevais qu’avec une petite somme j’aurais pu espérer non-seulement de me soutenir quelque temps en Amérique, où l’argent était rare, mais d’y former même quelque entreprise pour un établissement durable.

Cette considération me fit naître la pensée d’écrire à Tiberge, que j’avais toujours trouvé si prompt à m’offrir les secours de l’amitié. J’écrivis dès la première ville où nous passâmes. Je ne lui apportais point d’autre motif que le pressant besoin dans lequel je prévoyais que je me trouverais au Havre-