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et que j’étais disposé à la suivre jusqu’à l’extrémité du monde, pour prendre soin d’elle, pour la servir, pour l’aimer et pour attacher inséparablement ma misérable destinée à la sienne, cette pauvre fille se livra à des sentiments si tendres et si douloureux, que j’appréhendai quelque chose pour sa vie d’une si violente émotion. Tous les mouvements de son âme semblaient se réunir dans ses yeux. Elle les tenait fixés sur moi. Quelquefois elle ouvrait la bouche sans avoir la force d’achever quelques mots qu’elle commençait. Il lui en échappait néanmoins quelques-uns : c’étaient des marques d’admiration sur mon amour, de tendres plaintes de son excès, des doutes qu’elle pût être assez heureuse pour m’avoir inspiré une passion si parfaite, des instances pour me faire renoncer au dessein de la suivre, et chercher ailleurs un bonheur digne de moi, qu’elle me disait que je ne pouvais espérer avec elle.

En dépit du plus cruel de tous les sorts, je trouvais ma félicité dans ses regards et dans la certitude que j’avais de son affection. J’avais perdu, à la vérité, tout ce que le reste des hommes estime ; mais j’étais maître du cœur de Manon, le seul bien que j’estimais. Vivre en Europe, vivre en Amérique, que m’importait-il en quelque endroit vivre, si j’étais sûr d’y être heureux en y vivant avec ma maîtresse ? Tout l’univers n’est-il pas la patrie de deux amants fidèles ? Ne trouvent-ils pas l’un dans l’autre père, mère, parents, amis, richesses et félicité ?

Si quelque chose me causait de l’inquiétude,