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l’air ; enfin, tout ce composé charmant, cette figure capable de ramener l’univers à l’idolâtrie, paraissait dans un désordre et un abattement inexprimables.

J’employai quelque temps à la considérer en allant à cheval à côté du chariot. J’étais si peu à moi-même, que je fus sur le point, plusieurs fois, de tomber dangereusement. Mes soupirs et mes exclamations fréquentes m’attirèrent quelques regards. Elle me reconnut, et je remarquai que, dans le premier mouvement, elle tenta de se précipiter hors de la voiture pour venir à moi ; mais, étant retenue par sa chaîne, elle retomba dans sa première attitude.

Je priai les archers d’arrêter un moment, par compassion ; ils y consentirent par avarice. Je quittai mon cheval pour m’asseoir auprès d’elle. Elle était si languissante et si affaiblie, qu’elle fut longtemps sans pouvoir se servir de sa langue ni remuer les mains. Je les mouillais pendant ce temps-là de mes pleurs ; et, ne pouvant proférer moi-même une seule parole, nous étions l’un et l’autre dans une des plus tristes situations dont il y ait jamais eu d’exemple. Nos expressions ne le furent pas moins, lorsque nous eûmes retrouvé la liberté de parler. Manon parla peu ; il semblait que la honte et la douleur eussent altéré les organes de sa voix ; le son en était faible et tremblant.

Elle me remercia de ne pas l’avoir oubliée, et de la satisfaction que je lui accordais, dit-elle en soupirant, de me voir du moins encore une fois, et de me dire le dernier adieu. Mais, lorsque je l’eus assurée que rien n’était capable de me séparer d’elle,