Page:Prévost - Manon Lescaut, Charpentier, 1846.djvu/227

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sitôt. Il voulut savoir à quoi j’avais dessein d’en venir par un discours si passionné. « À vous demander la vie, répondis-je, que je ne puis conserver un moment si Manon part une fois pour l’Amérique. — Non, non, me dit-il d’un ton sévère ; j’aime mieux te voir sans vie que sans sagesse et sans honneur. — N’allons donc pas plus loin, m’écriai-je en l’arrêtant par le bras ; ôtez-la-moi, cette vie odieuse et insupportable ; car, dans le désespoir où vous me jetez, la mort sera une faveur pour moi. C’est un présent digne de la main d’un père.

» — Je ne te donnerais que ce que tu mérites, répliqua-t-il. Je connais bien des pères qui n’auraient pas attendu si longtemps pour être eux-mêmes tes bourreaux ; mais c’est ma bonté excessive qui t’a perdu. »

Je me jetai à ses genoux : « Ah ! s’il vous en reste encore, lui dis-je en les embrassant, ne vous endurcissez donc pas contre mes pleurs. Songez que je suis votre fils… Hélas ! souvenez-vous de ma mère. Vous l’aimiez si tendrement ! Auriez-vous souffert qu’on l’eût arrachée de vos bras ? vous l’auriez défendue jusqu’à la mort. Les autres n’ont-ils pas un cœur comme vous ? Peut-on être barbare après avoir une fois éprouvé ce que c’est que la tendresse et la douleur ?

» — Ne me parle pas davantage de ta mère, reprit-il d’une voix irritée ; ce souvenir échauffe mon indignation. Tes désordres la feraient mourir de douleur, si elle eût assez vécu pour les voir. Finissons cet entretien, ajouta-t-il ; il m’importune et ne me fera point changer de résolution. Je