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son laquais : je le priai de prendre une allée où nous pussions être seuls. Nous fîmes cent pas pour le moins sans parler : il s’imaginait bien sans doute que tant de précautions ne s’étaient pas faites sans un dessein d’importance. Il attendait ma harangue, et je la méditais.

Enfin j’ouvris la bouche. « Monsieur, lui dis-je en tremblant, vous êtes un bon père. Vous m’avez comblé de grâces, et vous m’avez pardonné un nombre infini de fautes ; aussi le ciel m’est-il témoin que j’ai pour vous tous les sentiments du fils le plus tendre et le plus respectueux. Mais il me semble… que votre rigueur… — Eh bien ! ma rigueur ? interrompit mon père, qui trouvait sans doute que je parlais lentement pour son impatience. — Ah ! monsieur, repris-je, il me semble que votre rigueur est extrême dans le traitement que vous avez fait à la malheureuse Manon. Vous vous en êtes rapporté à M. G*** M***. Sa haine vous l’a représentée sous les plus noires couleurs. Vous vous êtes formé d’elle une affreuse idée. Cependant c’est la plus douce et la plus aimable créature qui fût jamais. Que n’a-t-il plu au ciel de vous inspirer l’idée de la voir un moment ! Je ne suis pas plus sûr qu’elle est charmante que je le suis qu’elle vous l’aurait paru. Vous auriez pris parti pour elle ; vous auriez détesté les noirs artifices de G*** M*** ; vous auriez eu compassion d’elle et de moi. Hélas ! j’en suis sûr. Votre cœur n’est pas insensible ; vous vous seriez laissé attendrir. »

Il m’interrompit encore, voyant que je parlais avec une ardeur qui ne m’aurait pas permis de finir