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comme vous pensez, à l’honneur et au devoir, et qui est mille fois plus à plaindre que vous ne sauriez vous l’imaginer. » Je laissai tomber quelques larmes en finissant ces paroles.

Un cœur de père est le chef-d’œuvre de la nature ; elle y règne, pour ainsi parler, avec complaisance, et elle en règle elle-même tous les ressorts. Le mien, qui était avec cela homme d’esprit et de goût, fut si touché du tour que j’avais donné à mes excuses ; qu’il ne fut pas le maître de me cacher ce changement. « Viens, mon pauvre chevalier, me dit-il, viens m’embrasser ; tu me fais pitié. » Je l’embrassai. Il me serra d’une manière qui me fit juger de ce qui se passait dans son cœur. « Mais quel moyen prendrons-nous donc, reprit-il, pour te tirer d’ici ? Explique-moi toutes tes affaires sans déguisement. »

Comme il n’y avait rien, après tout, dans le gros de ma conduite, qui pût me déshonorer absolument, du moins en la mesurant sur celle des jeunes gens d’un certain monde, et qu’une maîtresse ne passe point pour une infamie dans le siècle où nous sommes, non plus qu’un peu d’adresse à s’attirer la fortune du jeu, je fis sincèrement à mon père le détail de la vie que j’avais menée. À chaque faute dont je lui faisais l’aveu, j’avais soin de joindre des exemples célèbres, pour en diminuer la honte.

« Je vis avec une maîtresse, lui disais-je, sans être lié par les cérémonies du mariage : M. le duc de*** en entretient deux aux yeux de tout Paris ; M. D*** en a une depuis dix ans, qu’il aime avec une fidélité qu’il n’a jamais eue pour sa femme. Les deux tiers des honnêtes gens de France se font hon-