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puisque j’ai pu vous causer tant de douleur et d’émotion ; mais que le ciel me punisse si j’ai cru l’être, ou si j’ai eu la pensée de le devenir. »

Ce discours me parut si dépourvu de sens et de bonne foi, que je ne pus me défendre d’un vif mouvement de colère. « Horrible dissimulation ! m’écriai-je ; je vois mieux que jamais que tu n’es qu’une coquine et une perfide. C’est à présent que je connais ton misérable caractère. Adieu, lâche créature, continuai-je en me levant ; j’aime mieux mourir mille fois que d’avoir désormais le moindre commerce avec toi. Que le ciel me punisse moi-même si je t’honore jamais du moindre regard ! Demeure avec ton nouvel amant, aime-le, déteste-moi, renonce à l’honneur, au bon sens ; je m’en ris, tout m’est égal. »

Elle fut si épouvantée de ce transport, que, demeurant à genoux près de la chaise d’où je m’étais levé, elle me regardait en tremblant et sans oser respirer. Je fis encore quelques pas vers la porte en tournant la tête et tenant les yeux fixés sur elle. Mais il aurait fallu que j’eusse perdu tout sentiment d’humanité pour m’endurcir contre tant de charmes.

J’étais si éloigné d’avoir cette force barbare, que, passant tout d’un coup à l’extrémité opposée, je retournai vers elle, ou plutôt je m’y précipitai sans réflexion ; je la pris entre mes bras ; je lui donnai mille tendres baisers ; je lui demandai pardon de mon emportement ; je confessai que j’étais un brutal, et que je ne méritais pas le bonheur d’être aimé d’une fille comme elle.