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que je me disposais à les payer, il défendit aux marchands de recevoir un sou de moi. Cette galanterie se fit de si bonne grâce, que je crus pouvoir en profiter sans honte. Nous prîmes ensemble le chemin de Chaillot, où j’arrivai avec moins d’inquiétude que je n’en étais parti.

Ma présence et les politesses de M. de T*** dissipèrent tout ce qui pouvait rester de chagrin à Manon. « Oublions nos terreurs passées, ma chère amie, lui dis-je en arrivant, et recommençons à vivre plus heureux que jamais. Après tout, l’amour est un bon maître : la fortune ne saurait nous causer autant de peines qu’il nous fait goûter de plaisirs. » Notre souper fut une vraie scène de joie.

J’étais plus fier et plus content avec Manon et mes cent pistoles que le plus riche partisan de Paris avec ses trésors entassés. Il faut compter ses richesses par les moyens qu’on a de satisfaire ses désirs. Je n’en avais pas un seul à remplir. L’avenir même me causait peu d’embarras. J’étais presque sûr que mon père ne ferait pas difficulté de me donner de quoi vivre honorablement à Paris, parce qu’étant dans ma vingtième année, j’entrais en droit d’exiger ma part du bien de ma mère. Je ne cachai point à Manon que le fonds de mes richesses n’était que de cent pistoles. C’était assez pour attendre tranquillement une meilleure fortune, qui semblait ne me pouvoir manquer, soit par mes droits naturels, ou par les ressources du jeu.

Ainsi, pendant les premières semaines, je ne pensai qu’à jouir de ma situation ; et la force de l’honneur, autant qu’un reste de ménagement pour la