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prendre pour la sûreté de Manon et pour la mienne. Après m’être épuisé en projets et en combinaisons sur ces trois chefs, je jugeai encore à propos d’en retrancher les deux derniers. Nous n’étions pas mal à couvert dans une chambre de Chaillot ; et, pour les besoins futurs, je crus qu’il serait temps d’y penser lorsque j’aurais satisfait aux présents.

Il était donc question de remplir actuellement ma bourse. M. de T*** m’avait offert généreusement la sienne ; mais j’avais une extrême répugnance à le remettre moi-même sur cette matière. Quel personnage que d’aller exposer sa misère à un étranger, et de le prier de nous faire part de son bien ! Il n’y a qu’une âme lâche qui en soit capable, par une bassesse qui l’empêche d’en sentir l’indignité ; ou un chrétien humble, par un excès de générosité qui le rend supérieur à cette honte. Je n’étais ni un homme lâche ni un bon chrétien : j’aurais donné la moitié de mon sang pour éviter cette humiliation.

Tiberge, disais-je, le bon Tiberge me refusera-t-il ce qu’il aura le pouvoir de me donner ? Non, il sera touché de ma misère ; mais il m’assassinera par sa morale. Il faudra essuyer ses reproches, ses exhortations, ses menaces ; il me fera acheter ses secours si cher, que je donnerais encore une partie de mon sang plutôt que de m’exposer à cette scène fâcheuse, qui me laissera du trouble et des remords. Bon ! reprenais-je, il faut donc renoncer à tout espoir, puisqu’il ne me reste point d’autre voie, et que je suis si éloigné de m’arrêter à ces deux-là, que je verserais plus volontiers la moitié de mon sang que d’en prendre une, c’est-à-dire tout mon