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rainement tout le reste. L’amour est plus fort que l’abondance, plus fort que les trésors et les richesses ; mais il a besoin de leur secours ; et rien n’est plus désespérant pour un amant délicat que de se voir ramené par là, malgré lui, à la grossièreté des âmes les plus basses.

Il était onze heures quand nous arrivâmes à Chaillot. Nous fûmes reçus à l’auberge comme des personnes de connaissance. On ne fut pas surpris de voir Manon en habit d’homme, parce qu’on est accoutumé, à Paris et aux environs, de voir prendre aux femmes toutes sortes de formes. Je la fis servir aussi proprement que si j’eusse été dans la meilleure fortune. Elle ignorait que je fusse mal en argent. Je me gardai bien de lui en rien apprendre, étant résolu de retourner seul à Paris le lendemain pour chercher quelque remède à cette fâcheuse espèce de maladie.

Elle me parut pâle et maigre en soupant. Je ne m’en étais point aperçu à l’hôpital, parce que la chambre où je l’avais vue n’était pas des plus claires. Je lui demandai si ce n’était point encore un effet de la frayeur qu’elle avait eue en voyant assassiner son frère. Elle m’assura que, quelque touchée qu’elle fût de cet accident, sa pâleur ne venait que d’avoir essuyé pendant trois mois mon absence. « Tu m’aimes donc extrêmement ? lui répondis-je. — Mille fois plus que je ne puis dire, reprit-elle. — Tu ne me quitteras donc plus jamais ? ajoutai-je. — Non, jamais, » répliqua-t-elle. Cette assurance fut confirmée par tant de caresses et de serments, qu’il me parut impossible en effet qu’elle