fallait nous conduire, je fus embarrassé à lui répondre. Je n’avais point d’asile assuré, ni d’ami de confiance à qui j’osasse avoir recours. J’étais sans argent, n’ayant guère plus d’une demi-pistole dans ma bourse. La frayeur et la fatigue avaient tellement incommodé Manon, qu’elle était à demi pâmée près de moi. J’avais d’ailleurs l’imagination remplie du meurtre de Lescaut, et je n’étais pas encore sans appréhension de la part du guet. Quel parti prendre ? Je me souvins heureusement de l’auberge de Chaillot, où j’avais passé quelques jours avec Manon lorsque nous étions allés dans ce village pour y demeurer. J’espérais non-seulement y être en sûreté, mais y pouvoir vivre quelque temps sans être pressé de payer. « Mène-nous à Chaillot, » dis-je au cocher. Il refusa d’y aller si tard à moins d’une pistole ; autre sujet d’embarras. Enfin nous convînmes de six francs : c’était toute la somme qui restait dans ma bourse.
Je consolais Manon en avançant ; mais, au fond, j’avais le désespoir dans le cœur. Je me serais donné mille fois la mort, si je n’eusse pas eu dans mes bras le seul bien qui m’attachait à la vie : cette seule pensée me remettait. « Je la tiens du moins, disais-je ; elle m’aime, elle est à moi : Tiberge a beau dire, ce n’est pas là un fantôme de bonheur. Je verrais périr tout l’univers sans y prendre intérêt : pourquoi ? parce que je n’ai plus d’affection de reste. »
Ce sentiment était vrai ; cependant, dans le temps que je faisais si peu de cas des biens du monde, je sentais que j’aurais eu besoin d’en avoir du moins une petite partie pour mépriser encore plus souve-