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LA TEMPÊTE DU « VAISSEAU FANTÔME »

En effet, Dorn et Holtei machinent secrètement. Dorn pour la raison simple qu’il brigue sa place ; et Holtei parce que Wagner le gêne, manque de souplesse et ne veut point comprendre que le théâtre n’est pas les travaux forcés, mais du plaisir et certaines facilités extra-morales… Or, un beau matin, on apprend qu’Holtei a brusquement quitté Riga afin d’éviter un scandale de mœurs. Il est certain qu’il n’y reviendra plus. Mais avant de partir il a, par contrat signé, légué sa succession à l’acteur Hoffmann et désigné Dorn comme nouveau chef d’orchestre.

Cette double trahison jette d’abord Wagner hors de lui. Le voilà de nouveau à la rue, privé de son gagne-pain médiocre avant que ses dettes soient payées, interrompu au fort du travail de Rienzi… Mais, au fait, est-ce réellement une déception ? Ne serait-ce pas plutôt, au contraire, une intervention des dieux qui le veulent arracher à ce terne milieu, à l’ennui d’une ville de province, à cette basse-cour de l’art le plus plat où il couve depuis quelques mois un œuf d’aigle ? Il songe tout à coup à Paris, ce « centre de culture du grand opéra européen » où doit éclater son Rienzi. Il a écrit à Scribe, en lui adressant copie nouvelle de sa Défense d’aimer par l’entremise de sa sœur cadette, Cécile, fiancée à Édouard Avénarius, qui dirige à Paris la succursale de la maison d’édition Brockhaus. Il a écrit à Meyerbeer aussi, « compositeur et chevalier de la Légion d’honneur ». Tout cela ne constitue-t-il pas déjà des liens intellectuels, et en quelque sorte un programme nouveau d’existence ? Partir, il le faut, abandonner ce Riga sans avenir, sortir de la routine où il risque de s’engluer, pour aborder enfin la plus grande scène du monde, la seule qui soit en harmonie avec l’ampleur de ses conceptions. « Lorsque j’eus entre les mains la lettre que Scribe écrivit à mon sujet à Avénarlus, je crus tenir la preuve palpable que l’écrivain français s’était occupé de moi et que nous étions même en relations. Cette lettre de Scribe fit aussi une impression profonde sur la nature peu exaltée de ma femme, au point qu’elle réussit à vaincre l’inquiétude que lui donnait l’aventure de Paris. »

Avec la fulgurante rapidité qui devait rester celle de cet impulsif, il décide de s’embarquer dans les quatre semaines pour la France. Paris est devant eux comme un rivage des