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« IDÉAL » ET « HONORABILITÉ »


seule poésie de son adolescence. Déjà elle se transformait en une prose épaisse, en une glaçante réalité. Et le vrai nom de cette réalité, apparus sous son déguisement comme un squelette sous les grâces de la Chair, c’est l’argent.

Toute cette médiocrité, Richard l’éprouvait avec dégoût en déambulant de ville en ville à la poursuite de quelque acteur ou cantatrice qu’il fallait attirer vers Magdebourg et payer de promesses ; car ce fameux argent, il n’en avait guère à distribuer. Triste et vilain voyage, coupé cependant par deux journées qui laissèrent en lui de vives images. À première vue elles apparaissent banales, mais qui peut dire pourquoi tel paysage ordinaire, telle bruyante on insignifiante soirée se cristallisent en nous et déposent en un coin de notre mémoire l’inexplicable certitude qu’ils participeront un jour à notre destinée ?

L’une de ces impressions fut la simple traversée d’une petite ville endormie au milieu de ses palais morts dans les forêts de Franconie. Elle se nommait Bayreuth. Richard ne s’y arrêta qu’à peines mais il vit le soleil descendre sur ses pierres et se sentit traversé par une paix inconnue. Il eût fait bon se reposer là, jouir un peu de sa jeunesse, de son amour. Mais le coche repartit dès que les chevaux eurent été changés et quelques heures plus tard il entrait à Nuremberg, où vivaient sa sœur Clara et son beau-frère Wolfram. Il séjourna chez eux pendant quelques jours, et, une nuit, fit avec son beau-frère l’une de ces « bombes » dont le goût ne lui avait point passé. L’auberge était gaie et le public bruyant. Un brave homme de menuisier, qui se prenait au sérieux comme chanteur, fut la tête de turc de la société. On lui fit croire que Wagner était la fameuse basse Lablache. Aux éclats de rire de l’assistance, le menuisier poussa quelques chansons, puis fut raccompagné chez lui en cortège, ce qui ameuta tout le quartier. Des fenêtres rouvrirent, des cris s’élevèrent, la femme de l’artisan naïf vida un pot de chambre sur la troupe et la lune, entre les toits pointus de la vielle ville, répandit sur cette scène des futurs Maîtres Chanteurs son éclairage moyen-âgeux.

Enfin Wagner rejoignit Magdebourg, ayant engagé quelques artistes — dont Clara et Wolfram — et dépensé le peu d’argent dont il était muni. Mais Magdebourg, c’était son pupître de chef d’orchestre et Minna Planer, la musique et l’amour : il n’en demandait pas davantage, Ses liens avec Leipzig se