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RICHARD WAGNER


entre nous de simples diplomates liés d’amitié. Éloigné de toi maintenant, je suis submergé par le sentiment de la reconnaissance pour l’admirable amour que tu donnes à ton enfant ; à ce point, que je voudrais te parler et t’écrire sur le ton le plus tendre, celui d’un amant pour sa bien-aimée.… N’es-tu pas la seule qui me soit tonjours restée fidèle, alors que les autres se détournaient philosophiquement de moi ?… Ô mère, si tu mourais trop tôt, avant que j’aie pu te prouver que tu avais un fils noble, reconnaissant, non, cela ne peut pas être ! Mais désormais je suis adulte et je veux me suffire à moi-même. Oh, cette humiliation devant Fritz (Brockhaus), elle est ensevelie au plus profond de mon cœur. Je le rembourserai intégralement… Je le renie entièrement. Mon grand péché a été de me livrer entre ses mains, de lui donner des droits sur moi… Et pourtant combien je me réjouis de celle catastrophe puisqu’elle m’a conduit à moi-même. Maintenant je suis adulte. Car c’était cela qui me manquait, m’affaiblissait, une sorte de confiance irraisonnée, inconsciente, en un appui… Je suis à présent détrompé, déçu de tout, et c’est pourquoi je suis très content. Il était nécessaire que ma faiblesse fit cette expérience : elle me sera utile de toutes manières. »

C’est la première poussée de l’homme sous l’enfant. Pour qu’elle pût se produire, il avait fallu à son jeune amour-propre cette série de blessures : échecs, pauvreté, humiliations, désillusions : ce Mendelssohn trop heureux, cette Minna sans passion et qui le forçait, lui, à une violente dépense de soi-même, et jusqu’à ce beau-frère sarcastique et vexateur. Sans bien s’en rendre compte, Wagner pressentait que l’adveraité formerait son caractère bien mieux que le succès, qu’elles aiguiserait son intelligence. Et le voyage qu’il entreprit lui parut d’autant plus grave. Qu’importe s’il coûtait des larmes ! Car il y en eut.

À Francfort, un soir du mois d’août, écroulé dans sa chambre d’hôtel, il écrivit à Théodore Apel et lui narra ses tristesses. Il avait revu Laube (de la Jeune Europe), vieilli, abattu, qui venait de passer une année en prison préventive pour délit politique. Il avait revu Jenny et Augusta Rayman à Prague, devenues les maîtresses de deux aristocrates. Et la jolie Frédérique Galvani, qui fut son amie à Würzbourg, n’était plus maintenant que l’épouse d’un rustre. La mâle amitié de Laube et ces amours légéres, c’était pourtant la