Page:Pourtalès - Wagner, histoire d'un artiste, 1948.pdf/71

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
53
LA COUPE DE SOCRATE


enfin, lui cède, il finit par s’endormir lourdement dans son lit. Dégrisé dès son réveil, il comprend sa faute. Car, dans ce milieu d’artistes bourgeois, cette audace nocturne prend la valeur d’un engagement, Chastement, sans sourire, ils se regardent et déjeunent côte à côte. Le jeune homme voit assez bien où le peut conduire cette nuit confuse, combien il a été maladroit, inexpérimenté, rustre, compromettant. Minna ne fut que bonne, hélas, trop bonne. Que ne l’a-t-elle chassé ! Elle est au contraire tout sourires, si paisible, tellement servante ! Agacé, il n’en est pas moins amoureux. Peut-être a-t-elle un autre amant : le voilà fou… S’est-il trahi comme prétendu : le voilà dégoûté.

Il se replonge dans sa Défense d’aimer. Il fait venir Apel, muni du manuscrit de son Christophe Colomb sur lequel Richard brode une forte Ouverture et quelques musiques de scène. On joue la pièce. Le succès en est évident et l’Ouverture redemandée. Il trouve surtout l’occasion de se perfectionner comme chef d’orchestre et dès cette première saison conduit Fra Diavolo, Obéron, le Barbler de Séville, le Porteur d’eau, la Muette de Portici, Freischütz, la Belle Meunière de Paesiello. École pratique de premier ordre puisqu’il faut tout inventer par lui-même, tout diriger, former les chœurs, imposer ses conceptions, se découvrir un style. Poussé dès son enfance comme une fleur de décor entre les portants et les herses, Richard ne respire à pleins poumons que dans ce bon air de coulisses. Ces paysages en charpente, ces forêts suspendues au ciel par leur feuillage et sur lesquelles une chiquenaude déchaîne la tempête, ces châteaux qu’une fée barbue hisse dans les nuages, ces Espagnes, et ces Italies sectionnées qui n’attendent pour s’assembler que la rude poigne d’un machiniste de Magdebourg, ce sont là ses départs, sa campagne, ses voyages. Et dans ce peuple de satin défraîchi, sur ces visages de plâtre, dans ces gorges rouconlantes, il écoute les rêves héroïques des poëtes : Derrière lui, dans la salle, mille têtes imbéciles. Mais devant lui, au bout de sa baguette, des âmes éclatent en célestes fusées. Et quelles âmes ! Celle de la Sehroeder-Devrient, modèle de toute grâce et perfection dramatique, venue donner quatre représentations à Magdebourg et que son petit admirateur anonyme de Leipzig a l’honneur cette fois d’ac-