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RICHARD WAGNER

La ville plut à Richard : soixante mille âmes, un petit air de capitale, un théâtre en réorganisation ; un personnel nombreux dont les femmes s’intéressèrent bientôt à ce jeune chef de musique excentrique et célibataire. Et d’autant plus qu’il semblait les mépriser. On le savait pourtant assez fêtard, un peu buveur, déjà fleuri de dettes. Mais quand ses créanciers devenaient trop menaçants, il écrivait à Théodore Apel, promettait de faire monter son drame de Christophe Colomb et s’exerçait dans l’art qui demande tant de doigté, l’art d’emprunter. « Fais-moi un sermon, je le mérite, mais… dis-moi, te serait-il possible de refaire de moi un homme ?… Avance-moi deux cents thalers. » À quatorze ans il tendait son chapeau sur le bord d’une route. À dix-huit, il jouait la pension de sa mère. À vingt et un ans il s’agit de nouveau, à coup d’argent emprunté, de refaire de soi l’homme qu’il n’a jamais encore été. Aucune discipline, parce qu’il lui est impossible de maîtriser ses désirs. Quels désirs ? Tous : boire, manger, briller, se bien vêtir, aimer, se perdre, se trouver, s’inventer, grandir, secouer la vie par les épaules, comme la musique.

L’argent étant venu (« merci, mon ami en or, merci et rien de plus »), aussitôt Wagner improvise un réveillon qu’il donnera chez lui le 31 décembre. L’élite de la troupe est invitée, acteurs, actrices, femmes, maris, amants, et Minna Planer naturellement, « toujours convenable et toujours soignée ». Toujours prudente aussi, toujours froide, toujours réfléchie. Le champagne et le punch finissent cependant par la dégeler. Dans « l’atmosphère de tendresse » que Richard a su créer, bientôt les couples se forment, s’isolent. Si bien que même Mlle Planer cède à l’ambiance générale et, sans plus s’effaroucher, répond enfin aux avances de son amphitryon.

Cette promesse des lèvres et des mains devient un pacte, une prise de possession ; tout un avenir conjugal. Ce que l’homme à peine encore désire, la femme déjà le soupèse et l’organise. Où il rêve de ses plaisirs, elle aménage son foyer. Et, à quelque temps de là, Wagner s’étant enivré au cours d’une insipide partie de cartes, il escalade la maison de Minna, raille assez grossièrement une vieille amie qui se trouvait là, puis, resté seul avec celle qu’il convoite et qui,