Page:Pourtalès - Wagner, histoire d'un artiste, 1948.pdf/68

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
50
RICHARD WAGNER


poste qu’on lui offre. Par courtoisie, pourtant, il faut passer à Lauchstaedt une nuit ou deux. Un jeune acteur l’accompagne vers le logement qu’on lui a destiné, dans une bonne maison de la ville. Au moment d’y parvenir, il aperçoit, s’apprêtant à en franchir le seuil, une jeune femme dont la tenue et la beauté contrastent de manière si agréable avec tout ce que Richard a vu durant la matinée, qu’il en demeure frappé. C’est une actrice, la première amoureuse de la troupe du théâtre. Wagner est aussitôt présenté par son compagnon à Mlle Wilhelmine Planer. Elle toise avec surprise ce chef à peine sorti de la coquille, tandis qu’il admire « l’aspect gracieux, plein de fraîcheur » de l’artiste, sa « grande réserve de manières et l’assurance calme de ses mouvements ». À l’instant même, Wagner décide de conduire Don Juan et d’assumer une responsabilité qu’un quart d’heure plus tôt il jugeait inacceptable.

Ainsi le sort a jeté les dés. Deux êtres viennent de se regarder qui vont pendant toute leur vie s’affronter, se désirer, se haïr, dont la longue misère n’empêchera point les tendresses violentes ; dont la malchance et la ténacité briseront et souderont tour à tour les espoirs. Mais personne n’a le droit de regretter un malheur préparé dès la minute où s’entrechoquèrent ces courants contraires. On ne sait où fût allé un Wagner heureux et sans blessures. Mais on applaudit cette petite actrice jalouse et douloureuse qui obligera l’homme qu’elle va aimer à de si fécondes impatiences et à un si magnifique désespoir. Car l’amour n’a guère de bonheur utile. Le drame profond des hommes est qu’ils ne savent progresser qu’au prix de leur renoncement, ou moyennant l’immolation des autres. Peu d’entre eux acceptent de renoncer. Moins encore, peut-être, ont le courage de porter jusqu’au bout la souffrance d’autrui. Wagner fit l’un et l’autre. Il eut longtemps la constance de tout supporter, même ses faiblesses, se lâchetés. Puis il crucifia l’être qu’il ne pouvait plus aimer. Et cet égoïste admirable eut ainsi l’honneur de vider la coupe que Socrate a tendue aux seuls confesseurs de leur intime vérité.


Wilhelmine Planer, dite Minna, était jolie, élégante d’allures, d’une coquetterie froide, assez calculée, et bien que