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PREMIERS SYMPTÔMES — LES « FÉES »


fallait adorer deux saintes ou mépriser ces camarades de plaisir du haut de son âme à la fois tendre et tyrannique. Ce furent en tout cas les instructives vacances d’un apprenti de la vie. Il s’était imaginé que son désir serait contagieux. Il fallait déchanter ; se rendre à cette évidence décevante que les femmes sont sensibles avant tout à trois choses : la beauté, l’expérience et l’argent, donc à leurs rêves. Or, sa fortune était égale à rien. Son expérience, nulle. Et sa beauté ? La grande injustice c’est d’être petit de taille et haut de sentiments. Quelle jolie fille peut s’éprendre d’un homme trop court ? C’est à Dieu qu’il en avait. À la nature. À sa malchance. Mais Napoléon ? Mais Beethoven ? Mais César ?… Les hommes petits ne sont-ils pas les vrais pétrisseurs de la Destinée, cette garce ? Quant à l’argent et quant à l’expérience, on verrait bien.

Il emballe les ébauches de ses nouveaux poèmes, ses manuscrits de musique ; il fait ses adieux, aux étoiles qui piquent le toit du château, aux vieux arbres du parc, à ces aristocrates aimables et corrompues. Puis il s’installe à Prague, y apprend à devenir souple et rusé auprès de musiciens médiocres, parvient grâce à cela à faire jouer sa Symphonie en ut majeur. Mais surtout, il compose d’arrache-pied son premier opéra : Les Noces, sur un livret tout fraîchement rimé

« Deux grandes familles du moyen-âge vivent depuis longtemps dans une profonde inimitié… Un chef vénérable, une jeune fiancée, un amant bien-aimé… les fêtes nuptiales tragiquement interrompues par l’intrusion d’un rival… » Version nouvelle de Roméo où l’on perçoit encore le drame lointain de Leubald et Adélaïde. Travail brûlant et noms étranges : Ada, Arindal, Cadolt, Hadmar, Admund. Il ne sait pas lui-même d’où lui tombent ces héraldiques seigneurs, cette société de burgraves, d’héroïnes pâles, de dames d’atour et d’hommes-liges velus. Et, bien entendu, « cette pièce ténébreuse aux tons les plus sombres » finit sur un cercueil taché de sang. « Noir sur noir. » Beau contraste à la rose frivole qu’est la bouche de Jenny.

Son poëme achevé et sa partition en bon train, Richard envoie le tout à sa sœur Rosalie, l’aînée de la famille, celle qu’il respecte et chérit maintenant le plus pour l’avoir entendue un soir pleurer sur sa jeunesse manquée. Larmes secrètes