Page:Pourtalès - Wagner, histoire d'un artiste, 1948.pdf/36

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
18
RICHARD WAGNER


hommes. Premier de tous les hommes : Karl-Marla von Weber, l’auteur du Freischütz.

Celui-là, un être à part, unique, surnaturel, vivant exemple de ce qu’un homme peut et doit devenir. Toute l’Allemagne renaissante se retrouvait dans ce génial boiteux qui électrisait la jeunesse de 1830. « Ni roi, ni empereur, mais être là, debout, et diriger son orchestre », se dit Richard en le regardant au pupitre. Il s’escrime au piano uniquement pour pouvoir jouer l’ouverture du Freischütz, y trouve des délices incomparables, une dilatation de toute sa personne, aime un nommé Spiess d’un « penchant extraordinaire » seu­lement parce que ce jeune homme lui joue infatigablement cet exaltant morceau. Et le magister Humann, son répétiteur, a beau se récrier sur le doigté extravagant de son élève, celui-ci passe outre et frappe à tours de bras jusqu’à ce qu’il arrive à briser ses propres résistances, à obliger ses doigts d’obéir. Enfin un Freischütz informe émerge de ce violent labeur. Cela suffit. Il est heureux. Il peut renoncer maintenant au piano puisqu’il en sait tirer ce qu’il désire. Le Don Juan de Mozart ? Pas trop à son goût. Une musique un peu frivole, d’un caractère efféminé. Ce qu’il lui reste à apprendre — et d’ailleurs n’est-ce pas le bon moyen de retenir et de s’assimiler ses morceaux favoris ? — c’est de noter la musique sur du papier réglé. Sa mire hésite à lui donner de l’argent pour un si vain usage. Il la persuade, se met à l’œuvre, copie des pages et des pages de notes : le chasseur de Lützow, Obéron (toujours Weber et encore). Il va au Grossgarten, où l’orchestre militaire donne tous les après-midi un concert. Et là, tout contre le kiosque, le gamin écoute passionnément, emporté par l’allégresse rythmique. Son cœur éclate presque sous le la du hautbois « qui semble éveiller tes autres tosteuments comme un appel de fantôme. » Le frôlement des archets sur les quintes des violons : encore des fantômes.

Un jour au bout de l’Ostraallee devant le palais du prince Antoine, il sursaute parce qu’une statue ornée d’attributs de musique s’est mise tout à coup à accorder son violon. Une autre fois, pendant un séjour chez l’oncle Adolphe, à Leipzig, il loge dans la grande maison Thomé, où habitèrent naguère Auguste le Fort et l’empereur Napoléon, L’oncle Adolphe et la vieille Jeannette Thomé y occupaient