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LA CAMPAGNE DES POËTES


tique de génie devait se clore pour qu’il fût possible enfin de jouir un peu de soi. On voulait désormais « mourir en prose ». On attendait l’instant de s’en aller « dans tout ce que la vie a de délices. » On ne demandait qu’à raccrocher l’épée au clou pour retrouver l’étude, « Homère et les Nibelungen ». Après avoir tant sacrifié au dieu des armées, les Allemands, comme les Français, comme les Anglais, ne cherchaient qu’à renouer avec un Jupiter travaillé par les faiblesses humainés, et fût-il simplement ce dieu syl­vestre, le «secret des bois ».

Comme une jeune recrue efflanquée, mais ivre de joie, le dix-neuvième siècle adolescent regagnait ses foyers. On l’accueillait en soldat de la conscience nouvelle. C’étaient des fêtes de la bonté, de la beauté, de l’idéal. On ne voulait plus en Europe du monstrueux capitaine de la réalité, mais les vertus civiles du rêve. Schiller et Goethe devenaient les vrais princes allemands, comme en France l’usure et la fatigue faisaient qu’on rejetait les législateurs classiques pour appeler à leur place les tragédiens des passions, et l’Angleterre attendait ses plus grands poètes. Il fallait du théâtre pour remplacer la vie. Et la musique, enfin, souleva cette jeunesse démobilisée, l’appelant vers ses destins nouveaux.

Le 21 mai de 1813, eut lieu la bataille de Bautzen, où Napoléon, une fois encore, fut victorieux. C’était cinq mois avant Leipzig, que les Allemands appellent la bataille des Nations, et Chateaubriand la campagne des poètes. La chute de l’Empereur était imminente et proclamée par la foule cosmopolite des artistes qui criaient tous : « Vive la liberté ! » Seul peut-être, Goethe comprit quelle valeur humaine la terre allait perdre. « Démoniaque, sans aucun doute Napoléon l’était », disait-il à Eckermann, « et au plus haut degré ; mais les démoniaques de cette sorte, les Grecs les rangeaient parmi les demi-dieux. » Et il ajoutait plus tard : « L’exemple de Napoléon suscitera chez les jeunes gens un certain égoïsme, car il montre à chacun ce qu’il Peut devenir. Le grave, c’est qu’un homme comme celui-là ne puisse aussitôt renaître… Comment la divinité trouverait-elle partout l’occasion de faire des merveilles, si elle ne l’essayait parfois dans des individus extraordinaires que nous